Belle découverte

Estimation : 400 000 / 600 000 € - Adjudication : 3 250 000 €
Toile ovale et châssis du 18ème siècle
Hauteur : 52 – Largeur : 42,5 cm
Cadre du XVIIIème siècle « enrichi » sur la face dans la seconde moitié du XIXème siècle
Vente du 21 décembre 2023 chez Boisgirard Antonini
Porte des inscriptions à la plume 18ème au revers du cadre : "a R n°16 Fragonard"
Provenance :
Probablement collection Dominique Magaud (1722-1806) : fils du fermier général Amable Magaud (1680 - après 1754). Dominique Magaud est député aux Etats généraux, juge de Paix, procureur du Roi puis député du Puy de Dôme ;
Collection de son petit-fils, Antoine François Hippolyte Magaud d'Aubusson (1801-1873), Pontcharraux, commune de Clermont-Ferrand. Il est collectionneur et propriétaire des châteaux de Pontcharraux et de Polagnat ;
Resté dans la famille jusqu’à ce jour.

Rapprochement stylistique et datation
Bien qu’inédit, ce tableau nous semble familier : dès le premier regard, cette jeune fille au chapeau séduit immédiatement. Son chapeau au bord large, gansé de rose, dont un ruban tombe sur l’épaule, laisse les yeux et la moitié du visage de la jeune femme dans l’ombre, sans cacher son regard. La technique de Fragonard très libre, virtuose et enlevée, nous surprend. C’est celle de plusieurs chefs-d’œuvre de l’artiste, au meilleur moment de sa carrière, lorsqu’il s’affranchit du grand genre et peint sa série des Figures de fantaisie. L’une d’elles au musée de Louvre, datée de 1769, portait une étiquette ancienne avec ces inscriptions « peint en une heure de temps » (Portrait de l’abbé de Saint-Non, toile, 80 x 65 cm, Paris, musée du Louvre). Elle est le point de repère dans l’ensemble des Figures de fantaisie. [1]
Le lien avec le Philosophe lisant (collection particulière, ill. 1) vient de leur provenance commune aux 18ème et 19e siècles, mais aussi de leur style très proche : les coups de pinceaux énergiques qui balaient la toile, ses enchevêtrements de blancs très gestuels sont les mêmes dans les deux vêtements. On y perçoit les stries larges et grasses de la brosse, on sent la pression de la main étalant un empâtement tout en fluidité. Les deux œuvres partagent probablement une même date, vers 1770. C’est l’esprit de L’espiègle ou La fillette au magot chinois (vers 1778, toile, 88 x 74 cm, Paris, collection particulière) [2] et de La Jeune fille aux petits chiens (vers 1770, toile, 60 x 50 cm, Etats-Unis, collection particulière) [3], dans lesquelles nous percevons la même fantaisie et la même liberté de touche. Les empâtements de blancs se retrouvent dans L’éducation de la Vierge de San Francisco (datable vers 1775, toile, 84,1 x 114,9 cm, San Francisco Fine Arts Museums) [4].
La coquetterie de la jeune femme et son regard dissimulé par son chapeau sont à rapprocher de la figure centrale d’une composition probablement plus tardive, La Visite à la nourrice, dont il existe trois versions peintes (Washington, National Gallery of Art, Samuel H. Kress Collection ; France, collection privée ; Londres, Rothschild Family Trust, Waddesdon Manor) et un dessin [5]. Il a été dit, dès 1780 (concernant le tableau de la National Gallery of Art de Washington, vente Leroy de Senneville, 5 avril 1780), que le sujet de La Visite à la nourrice serait tiré du roman du marquis de Saint Lambert, Miss Sara : un jeune homme assiste aux retrouvailles d’un mari et de sa femme « Sara Philips (c’etoit ainsi que s’appeloit la jolie fermière) » auprès de leur dernier né : « je les vis entrer dans une chambre qui donnoit sur le jardin & dont la fenêtre étoit ouverte : ils allèrent ensemble vers un berceau où reposoit leur cinquième enfant : ils se courboient tous deux sur leur berceau, & tour-à-tour regardoient l’enfant & se regardoient en se tenant par la main, & en souriant. ».
La Jeune fille au chapeau est cette épouse tendre et aimée qui se tient près du berceau. Fragonard peint avec aisance les joies simples et familiales et apporte à son tableau une beauté naturelle empreinte de poésie.
Une filiation avec les grands maîtres
Où l’artiste a -t-il pu puiser l’idée si libre, si originale au 18ème siècle, de cette ombre portée ? Les Figures de fantaisie trouvent leur inspiration dans les personnages costumés, emplumés, à mi-corps du caravagisme, et tout particulièrement chez Claude Vignon, Johan Lyss, Frans Hals (La Bohémienne, Paris, musée du Louvre) qui adoptent des touches larges à l’empâtement bien en évidence. Le célèbre portrait de Suzanne Fourment, dit Le chapeau de paille, par Rubens (Londres, National Gallery) met en valeur une coiffe en feutre démesurée, tombant d’un côté. Certains tableaux hollandais du milieu du 17ème siècle comportent le même parti de l’ombre portée séparant le visage en deux : l’Allégorie de l’été de Cesar van Everdingen (Amsterdam, Rijksmuseum, vers 1645-1650), mais aussi chez Rembrandt et ses élèves comme Ferdinand Bol. Dans ses autoportraits de jeunesse, Rembrandt n’hésite pas à plonger dans l’ombre son front et ses yeux cachant à moitié la part essentielle de son visage (Autoportrait de 1628, Amsterdam, Rijksmuseum).
Notre tableau évoque aussi certaines peintures anglaises un peu antérieures, celles de Joshua Reynolds, qui aime le motif de l’ombre portée sur le visage, Portrait de Miss Mary Hickey (toile, 76,6 x 63,7 cm, Yale, Yale Center for British Art). Ou un peu plus tardives, comme les portraits féminins de Georges Romney, où les grands chapeaux sont si présents. La raison de cette évocation anglaise est peut-être que le couvre-chef que porte notre jeune fille est une « bergère », accessoire adopté, pour rabattre le jour, par la haute société britannique avant d’être mis à la mode en France par Madame Bergeret vers 1760, puis par Marie Antoinette. Pierre Falconet, le fils du sculpteur, travaille à Londres de 1766 à 1773-1774. Il est élève de Reynolds et expose à la Royal Academy, avant de rentrer à Paris. Sa Jeune fille au chapeau de paille au musée des Beaux-Arts de Nancy montre une conception proche de notre œuvre, une coiffure similaire, le haut de visage plongé dans l’ombre.

Eléments techniques
Le tableau a été peint initialement au format rectangulaire. Les arcs de tension (visibles à la radiographie en haut et sur les côtés droit et gauche), témoignent de ce format d'origine. Quelque temps après, Fragonard lui-même change le format, il prolonge sa composition pour créer un ovale (au vu de la toile de rentoilage, des semences anciennes et de la prolongation de la peinture originale sur l'agrandissement du bas, ce changement de format est réalisé peu de temps après, par l’artiste lui-même).
Le tableau a été nettoyé afin de lui rendre toute sa lisibilité. Il était caché sous d’épaisses salissures et un vernis très oxydé. La restauration a été effectuée par Laurence Baron Callegari.
[1] Elle semble disparue, mais est visible sur les photographies du revers encore en 1955.
[2] J.-P. Cuzin, Jean-Honoré Fragonard, Paris, 1987, p.324, n°332.
[3] J.-P. Cuzin, op.cit. p. 297, n° 199.
[4] J.-P. Cuzin, op.cit., p. 312, n° 273.
[5] A. Ananoff, Dessins de Fragonard, vol. II, Paris, 1963, p.39, n° 634, fig. 185.
[6] Carole Blumenfeld, Une Facétie de Fragonard Les Révélations d'un dessin retrouvé, Paris, 2013.